Mort de Denis Guedj

L’écrivain et mathématicien Denis Guedj est décédé le 24 avril 2010.

Il fut d’abord connu du grand public par ses chroniques mathématiques hebdomadaires dans Libération, de 1994 à 1997, qui reprenaient des thèmes d’actualité sous l’angle des mathématiques. Ces chroniques, souvent croustillantes, ont été ensuite compilées dans La gratuité ne vaut plus rien dont je vous conseille la lecture et dont j’ai mis un extrait à la fin de cet article. Il a connu son plus grand succès avec le roman Le Théorème du perroquet, un polar mathématique qui revisite leur histoire, globalement très intéressant. D’autres ouvrages sont à son actif (voir sa fiche Wikipédia).

Denis Guedj

Denis Guedj

Triste.

Pour lire un exemple de chronique mathématique, lisez donc la suite de cet article.

« Je marchais benoîtement dans les rues de la ville quand mon regard fut happé par ces mots haut perchés :

TOUT CE QUI A UN PRIX PEUT ETRE VENDU MOINS CHER

Je restai coi, cloué sur le trottoir, bousculé par des passants insensibles à mon émoi. Quel était le penseur qui avait inscrit ces mots sur les murs de notre cité ? La chaîne de magasins [...] ! Slogan ou théorème ? Je me précipite dans l’un des centres de ladite chaîne pour vivre en direct la publicité. Une expérience extrême.
Là-bas, sur un rayon, j’aperçois, comme offerte, une marchandise M. Elle a un prix « x1 » marqué dessus. Ouf ! Sur le papier de mes commissions, je note p(M) = x1. Je jette M dans un caddie et m’avance pour payer, quand sur moi fondent les mots du slogan. Ils me somment d’appliquer le principe affirmé dans la publicité. La marchandise M a un prix. Elle peut donc être vendue moins cher ! Disons, à un prix x2. Dans mon caddie, sous mes yeux, par la seule force des mots, mon M vient incontinent de baisser son prix : p(M) = x2 avec x2 < x1. Ebranlé tout de même, je fais un pas de plus vers la caisse ; mais les mots de l’affiche, sauvagement, reviennent à la charge. Ce nouveau prix de M, x2, est un prix ; un prix comme les autres. A ce titre, M peut être vendu moins cher que x2. Disons x3. Et rebelote. Chaque pas vers la caisse donnait naissance à un prix inférieur au précédent. Et la caisse était loin encore ; c’est que j’étais dans une très grande surface.
Sur le papier des commissions, les x se suivaient et ne se ressemblaient pas :

… < x5 < x4 < x3 < x2 < x1.

Mais où cela s’arrêtera-t-il ? Cela s’arrêtera-t-il seulement ?
« Moins cher » est une relation d’ordre strict défini dans l’ensemble des prix. Chaque prix, du seul fait qu’il s’affichait, en produisait un nouveau, strictement inférieur. J’avais la boulue !
Et tous ces x étaient positifs. Sur le papier des commissions, les prix successifs de M formaient une suite numérique positive strictement décroissante, nom attribué à ce type d’objet dans l’univers mathématique. De telles suites admettent toujours une limite, au sens où leurs termes se rapprochent d’aussi près que l’on veut d’un certain nombre, qui est cette limite même.
La suite des prix de ma marchandise M avait donc une limite ; les mathématiciens me l’assuraient. Quelle était-elle ? J’allais enfin savoir combien j’aurais à payer. Cela devenait de plus en plus urgent, je me rapprochais de la caisse, tripotant nerveusement mon porte-monnaie. Là, je dus faire un effort. La machine affichait les prix au centime près et ces prix devaient être inférieurs à x1 ; il n’y avait donc qu’un nombre fini de prix possibles (autant que de nombres décimaux avec deux décimales inférieurs à x1).
J’avais la solution ! Au milieu d’une émoustillante musique d’ambiance, je pouvais clamer mes certitudes : la suite des x tend vers 0. Et l’atteint !
Il existait donc un entier n tel que xn était égal à 0. Pourvu que j’atteigne cet entier avant l’heure de la fermeture ! La marchandise M qui s’étalait dans mon caddie valait 0 franc ! Ni plus, ni moins. Et ceci parce qu’il n’y avait pas une infinité de prix possibles.
Mais il n’y avait pas que M à être dans ce cas ; les mots de la pub résonnèrent dans mes oreilles : « TOUT ce qui a un prix… » Ainsi toutes les marchandises exposées ici ne valaient rien ! Sur les murs de nos cités, au nez et à la barbe de chacun de nous, un redoutable slogan anticapitaliste était affiché par les soins d’un grand de la distribution : TOUT CE QUI A UN PRIX NE VAUT RIEN.

N.B. Suivant la règle logique qui édicte que si A entraîne B, alors le contraire de B entraîne le contraire de A, je déduisais, en faisant la queue, que puisque « tout ce qui a un prix ne vaut rien », alors « tout ce qui ne vaut pas rien, c’est-à-dire tout ce qui vaut, n’a pas de prix ». Acculé, je ne pus que conclure : la marchandise n’a rien à voir avec la valeur !
Enrichi par les bonnes affaires que j’avais failli faire chez Leclerc, et rentrant dans mes pénates, mon cabas plein d’optimisme, j’empruntai le métro. Et voilà que, dans les couloirs déserts, s’affichant au milieu d’un panneau illuminé, une phrase kidnappa mon regard : TOUT CE QUI N’A PAS DE PRIX EST GRATUIT. Une publicité encore ; de quel magasin ? Ce n’était pas un magasin, c’était le musée du Louvre. Sous la phrase, en médaillon : Vénus et les Grâces. Détail de Botticelli. Marchandises terrestres, marchandises célestes !
Voilà la marchandise piégée par la finitude. Dans le monde qu’elle a contribué à clore et dont elle a rejeté l’infinitude, la publicité l’affirme, les choses ne valent plus rien. La gratuité ne peut être vendue ! »

La gratuité ne vaut plus rien, Denis Guedj, Seuil, 1997

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